12/18/2010

Sur Louise Farrenc et le mot compositrice


Sur Louise Farrenc et le mot compositrice

Il court une blague sur la toile au sujet de la compositrice Louise Farrenc. Par exemple dans l'article de Voya Toncitch sur le site Musica et Memoria : http://www.musimem.com/farrenc.htm

« Entre 1842 et 1872 Madame Farrenc enseigna au Conservatoire de Paris, lutta avec acharnement pour l'égalité des émoluments entre les professeurs-hommes et les professeurs-femmes et obtint gain de cause !Aussi, obtint-elle que les académiciens inclussent le mot "compositrice" dans le dictionnaire ! ».

La première affirmation est déjà sujette à caution : si Louise Farrenc s'est effectivement battue pour une augmentation de salaire, elle s'est battue pour elle-même, et simplement par rapport à ses collègues professeurs de piano. Il ne semble pas qu'elle ait été féministe.

Mais c'est la deuxième affirmation qui est clairement erronée. Elle apparaît ailleurs et il est difficile de dire qui a commencé ! On la trouve par exemple dans cette annonce de concert en 2018: https://www.journal-laterrasse.fr/insula-orchestra-4/

Cette affirmation est née d’une fausse lecture d’articles de deux journalistes musicaux fameux du milieu du XIXe siècle, Maurice Bourges et Adrien de La Fage, dans la Revue et Gazette musicale de Paris en 1847.

Dans son article pionnier en deux parties «  Des femmes-compositeurs » (19 et 26 septembre 1847), où il indique quarante-quatre compositrices dont dix-sept étaient ses contemporaines, Maurice Bourges avait souligné l'extrême importance de Louise Farrenc : « Mme Farrenc est, en effet, l'expression la plus haute du talent symphonique chez les femmes. Hâtons-nous même d'ajouter qu'un bon nombre de compositeurs du sexe masculin, qui ont écrit des symphonies, ne pourraient certainement tirer de leur mérite personnel le droit de signer celles de Mme Farrenc ».

Adrien de La Fage lui répond le 3 octobre avec un article intitulé « Supplément aux deux articles "Des femmes-compositeurs" » où il fustige les Académiciens : « Vous permettez [aux femmes], messieurs les académiciens, d'être bonnes lectrices, vous trouvez également bon qu'elles soient habiles accompagnatrices, et si pour bien des choses vous entriez en lices avec elles vous convenez que dans le nombre vous pourriez rencontrer de dangereuses compétitrices ; pourquoi donc ne leur laissez-vous pas la liberté d'être compositrices ? Et de quel droit vous étonneriez-vous qu'elles fussent autrices excellentes, de même que plusieurs sont actrices sublimes ? Mais point : il vous plaît que madame Farrenc, par exemple, dont le nom brille d'un vif éclat parmi ceux des femmes vivantes citées par notre collaborateur, soit une excellente auteur dans un genre qui paraissait inaccessible à son sexe, savoir, la grande symphonie, et que cette savante compositeur regrette de n'avoir pu écrire pour la scène ».
Et il ajoute plus loin : « Les noms d'auteur et compositeur appliqués aux femmes avec une terminaison masculine sont pour elles une injure véritable et semblent précisément indiquer cette interdiction qui a si fort choqué M. Bourges, et l'habitude inconvenante de regarder le talent chez la femme comme un véritable phénomène ».

Admirons au passage la lucidité et la pensée pionnière d’Adrien de La Fage, qui fournit par ailleurs dans son article ce qui pourrait bien être la première étude sur Francesca Caccini.

La France semble en tout cas avoir eu des problèmes avec le mot compositrice. Un exemple : une critique très élogieuse de Robert Schumann parue en Allemagne en 1836 au sujet d'une œuvre pour piano de Louise Farrenc, fut publiée en traduction française dans la Biographie universelle des musiciens de François-Joseph Fétis avec un simple « musicienne » pour rendre le « Componistin » que Schumann avait utilisé.

C'est dans sa huitième édition (1932-1935) que le Dictionnaire de l'Académie Française adoptera le terme pour désigner les compositrices de musique (cette information m’a été donnée par le Service du Dictionnaire). Notez que j'ai précisé « compositrices de musique », car compositrice était un mot courant de la langue française depuis longtemps, bien avant la consécration de Louise Farrenc : le mot désignait les compositrices d'imprimerie. Des femmes dont on ne sait pas grand chose et dont l'histoire n'est pas encore écrite.

12/05/2010

Et pour continuer, une histoire très énervante

L'Association Mnémosyne, dont le but est "le développement de l'histoire des femmes et du genre", vient de publier un très beau manuel d'histoire au titre prometteur aux Editions Belin: La Place des femmes dans l'histoire - Une histoire mixte. Un gros volume de plus de 400 pages, aux riches illustrations, couvrant l'histoire des mondes antiques à nos jours, essentiellement en Europe, avec quelques liens vers d'autres lieux de civilisation.

Je me lance dans la lecture de ce livre, apprenant énormément de choses que j'ignorais. Je me mets aussi à la recherche des femmes artistes, pour réaliser avec consternation que le spectacle vivant est quasiment absent de cet ouvrage:

- le théâtre n'existe pas, seule Sarah Bernhardt est citée (p. 224) et l'on signale dans une courte bio de Marguerite Durand qu'elle fut actrice à la Comédie-Française (p. 223).

- la danse est limitée à deux chorégraphes de notre époque, Pina Bausch et Carlotta Ikeda (p. 347).

- quant à la musique, les seules qui la représentent sont Madonna, Britney Spears et des "chanteuses", sans plus de précision, dans le paragraphe consacré aux modèles proposés aux filles et au vedettariat (p. 350), et la compositrice Alma Mahler (p. 219), signalée dans la vision courante et dépassée de muse et de victime. Hildegard von Bingen, qui est actuellement considérée comme un des premiers "grands compositeurs" de l'histoire de la musique, n'est ici citée que pour son "œuvre littéraire et scientifique" (p. 92). La composition musicale est brièvement mentionnée (p. 348), pour dire simplement que de nos jours, comme l'architecture, elle fait partie des domaines de créations qui "restent moins accessibles [aux femmes]".

Une amie professeure d'histoire en lycée, à laquelle je racontais ma déception, m'a informée que les manuels d'histoire ne font qu'une maigre place à l'histoire culturelle, qui devrait en principe être enseignée dans d'autres disciplines.

Bon, d'accord. Il se trouve seulement que plusieurs pages, avec illustrations, sont consacrées à des écrivaines, des plasticiennes, des cinéastes et des photographes. La culture n'est donc pas absente de cet ouvrage. On apprend même (p. 224) que le public du théâtre est mixte. Mais les auteures de l'ouvrage ne doivent pas faire partie de ce public, car elles auraient aussi noté la mixité sur la scène.

Le spectacle vivant est le premier lieu professionnel, mixte, à avoir permis à des femmes d'accéder aux professions dites de prestige. Les premières femmes fonctionnaires royaux en France sont des musiciennes employées à la musique de la cour, dès le XVIIe siècle, pour certaines avec des revenus supérieurs à ceux de leurs collègues. La Comédie-Française, l'Opéra de Paris, ont été mixtes dès leur création, offrant à de grandes comédiennes, cantatrices et danseuses notoriété et hauts revenus. Ces lieux ont aussi permis à des auteures et des compositrices de présenter leurs ouvrages dramatiques ou lyriques. Et n'oublions pas les lieux de concerts, mixtes eux aussi, où chanteurs et chanteuses, femmes et hommes instrumentistes virtuoses se sont disputés les faveurs du public. Ce n'est pas par hasard que le Conservatoire de Paris a été mixte dès sa création en 1795! Et malgré les résistances à la création musicale par les femmes, plusieurs compositrices ont réussi à se faire connaître et à s'attirer l'estime de leurs pairs. Pour en savoir plus, voir mon article sur la professionnalisation des musiciennes publié en 2008 dans la revue Travail, Genre et Sociétés.

Pour un ouvrage qui s'attache notamment à signaler les pionnières de la professionnalisation des femmes, quelle belle occasion manquée! Et quelle inculture de la part des auteures! Ou bien aurais-je manqué dans ma lecture de belles pages bien documentées, nourries aux dernières recherches? Dans ce cas, détrompez-moi vite, j'efface tout!

10/12/2010

Pour commencer, une belle histoire!

Quatre ans après la publication de mon livre, il me semble utile de faire le point régulièrement sur ce que deviennent "mes héroïnes". D'où ce blog. Je vais commencer aujourd'hui par le statut formidable qu'est en train d'acquérir Mel Bonis. Il s'agit là de son pseudonyme, choisi dès ses études de composition au Conservatoire pour faire face à la discrimination envers les créatrices. Elle est en fait née Mélanie Bonis (à Paris en 1858). Pour ceux et celles qui ne savent encore rien d'elle, voyez le site de l'association.
Je dis "encore" car sa notoriété posthume se développe à toute vitesse. Je me demande d'ailleurs s'il y a jamais eu dans l'histoire de la musique occidentale un phénomène semblable. Mais reprenons les choses au début.

De son vivant, Mel Bonis n'était connue que d'un cercle restreint de musiciens et mélomanes parisiens et de quelques musiciens provinciaux. Elle a quand même été publiée par Leduc, Demets et Sénart, de grands éditeurs de l'époque, mais comme elle n'était pas confiante dans ses capacités de pianistes, elle présentait rarement elle-même ses œuvres en concert, limitant ainsi leur diffusion. Elle a néanmoins pu se faire connaître à la Société Nationale de Musique, "temple" de la création contemporaine à partir de 1871: avec sa Sonate en do dièse mineur pour flûte et piano en 1905, sa Sarabande pour orchestre en 1906, et sa Suite pour flûte, cor et piano en 1907. Sa Sonate en fa dièse mineur pour violon et piano a été donnée à la société "concurrente", la Société de Musique Indépendante, en 1919. On sait que Gabriel Fauré appréciait beaucoup la musique de Mel Bonis, et ce fait n'est sans doute pas étranger à l'élection de la compositrice au poste de secrétaire de la Société des Compositeurs de Musique en 1910: il faisait partie alors des présidents d'honneur de la société, aux côtés de Jules Massenet et Camille Saint-Saëns.

On possède quelques critiques positives d'œuvres de Mel Bonis, mais, après sa disparition en 1937, sa musique est quasiment tombée dans l'oubli, si l'on excepte quelques pièces pédagogiques de piano. Ses descendants ne l'oublient pas, cependant, et en 1944, un concert de ses œuvres a lieu, puis un autre en 1984. Le pianiste Cyprien Katsaris s'intéresse à sa musique de chambre et jouera le Premier Quatuor lors de tournées de 1993 à 1995. Un premier CD pionnier paraît en 1993, par A. Constantin et A. Rodestvenski: il présente sa Sonate en fa dièse mineur pour violon et piano aux côtés des sonates de Franck et Debussy.

Et puis, à la fin des années 90, tout change, et vite. En Allemagne, un groupe de musiciens amateurs de musique de chambre de très haut niveau, autour d'un médecin violoncelliste, Eberhard Mayer, met à son répertoire des pièces de Mel Bonis, puisant notamment dans les partitions qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale à Paris; le groupe prendra même le nom de "Mel-Bonis Ensemble Köln", enregistrant deux des sonates et le Premier Quatuor en 1997.
Ils se mettent à la recherche de la famille de la compositrice, qui, grâce à la curiosité de petites-filles et d'arrière-petites-filles, commence à prendre la mesure du talent de son aïeule. La famille a déjà fourni une photo destinée à illustrer l'article que le New Grove Dictionary of Women Composers, paru en 1994, a consacré à Mel Bonis.
Au même moment, le pianiste Laurent Martin, grand découvreur de compositeurs oubliés, lit des partitions de Mel Bonis que lui a fait passer un autre descendant, résidant comme lui en Auvergne: c'est le coup de foudre, et Laurent Martin initie aussitôt des enregistrements des trois sonates et des deux quatuors avec piano, qui paraissent en 1998 et 2000 chez Voice of Lyrics.
Pendant ce temps, une des arrière-petites-filles, pianiste, Christine Géliot, écrit une première biographie de Mel Bonis, qu'elle fait paraître à frais d'auteur en 1998, puis chez L'Harmattan en 2000.

Toutes ces personnes se rencontrent, sympathisent et unissent alors leurs forces pour faire connaître la musique de Mel Bonis. Une association est créée en 2000.

Je suis moi-même en contact avec Eberhard Mayer et Christine Géliot dès 1998. En 2001, je publie un article sur Mel Bonis dans un recueil d'essais sur plusieurs compositrices, chez l'éditeur allemand Furore, spécialisé dans la musique des femmes. Et l'éditeur du grand dictionnaire allemand Musik in Geschichte und Gegenwart me demande la même année un court article, qui paraîtra sous le nom d'épouse de Mel Bonis, Domange, car le volume des noms commençant par B était déjà terminé.

Les éditions et rééditions se succèdent, en France et en Allemagne, à un rythme soutenu, notamment grâce à l'énergie de Christine Géliot et au travail de gravure d'Eberhard Mayer. A son décès en 2005, sa veuve Ingrid contribuera financièrement aux éditions déjà entreprises par son époux.

Actuellement, Mel Bonis est de plus en plus interprétée en concert, dans le monde entier. Les enregistrements se multiplient et l'on en est à plus de 25 CD, dont une quinzaine exclusivement consacrés à sa musique. On peut prendre la mesure de ce succès posthume par le site de l'association.